Sécurité : L’essor des groupes armés et des mouvements terroristes au Sahel

Longtemps marginalisée sur les radars géopolitiques, cette vaste bande sahélienne qui s’étend de l’Atlantique à la mer Rouge est aujourd’hui le théâtre d’une intensification préoccupante des violences menées par des groupes armés et des mouvements terroristes. Des organisations telles qu’Al-Qaïda au Maghreb Islamique (AQMI), le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM) – affilié à Al-Qaïda – et l’État Islamique au Grand Sahara (EIGS), branche régionale de Daech, se sont installées durablement dans cette région, exploitant les failles des États, les tensions communautaires, et le sentiment d’abandon des populations locales.
Depuis 2022, on observe une dynamique d’expansion et de fragmentation encore plus inquiétante : les groupes terroristes renforcent leur présence au Mali, au Burkina Faso et au Niger, tout en étendant progressivement leur influence vers les pays du Golfe de Guinée comme le Bénin, le Togo et la Côte d’Ivoire. Ces organisations ne se contentent plus de mener des attaques ponctuelles : elles s’implantent dans les territoires, imposent leur loi, concurrencent les États en offrant parfois une forme d’ordre, et alimentent des économies de guerre fondées sur la contrebande, le racket ou l’exploitation des ressources naturelles.
Ce glissement progressif vers une insécurité chronique remet en cause les efforts régionaux et internationaux de stabilisation, fragilise les dynamiques de développement et exacerbe une crise humanitaire sans précédent. Dans un contexte où les forces extérieures, comme celles de la France avec l’opération Barkhane ou les forces onusiennes (MINUSMA), se sont retirées, la lutte contre le terrorisme au Sahel est entrée dans une nouvelle phase, marquée par une plus grande incertitude et une recomposition rapide des équilibres régionaux. Cette situation impose une réflexion urgente sur les causes profondes de l’essor des groupes armés et mouvements au Sahel, les limites des réponses sécuritaires, et les alternatives durables à envisager pour enrayer l’ancrage du terrorisme dans cette région stratégique.
1. Les racines sociopolitiques et économiques de l’essor du terrorisme
Les raisons expliquant l’essor des groupes armés au Sahel sont diverses et profondément ancrées dans l’histoire et la structure socio-économique de la région. Les facteurs suivants sont particulièrement déterminants dans cette dynamique.
1.1 Inégalités économiques et exclusion sociale
Les sociétés sahéliennes sont marquées par des inégalités économiques profondes, où une grande majorité de la population vit dans la pauvreté. Selon Moehler et al. (2014), ces disparités économiques, combinées à un chômage élevé, en particulier chez les jeunes, créent un terreau propice à la radicalisation. Dans cette région où les infrastructures publiques sont souvent insuffisantes et où les systèmes de santé et d’éducation sont déficients, de nombreuses populations sont marginalisées et se retrouvent dans des situations de précarité extrême. Cette exclusion sociale pousse certains jeunes, souvent sans perspectives d’avenir, à chercher refuge et sens dans des idéologies extrémistes qui promettent un monde plus juste et un ordre moral imposé par la loi islamique (Roy, 2017).
1.2 Rivalités ethniques et tensions intercommunautaires
Le Sahel est également marqué par des rivalités ethniques complexes et des tensions intercommunautaires qui exacerbent les fractures sociales. Ces rivalités sont souvent liées à la gestion des ressources naturelles, en particulier dans des contextes où l’accès à l’eau et aux terres agricoles est crucial pour la survie des communautés (Chauzal & Van Damme, 2015). Par exemple, les conflits entre éleveurs peuls et agriculteurs dogons au Mali, ou entre les mossis et les peuls au Burkina Faso, ont généré un climat de violence et de méfiance qui est exploité par les groupes terroristes pour étendre leur influence. Ces groupes ont souvent agi comme des médiateurs ou des protecteurs dans les conflits locaux, se présentant comme des forces de stabilité et de justice face à l’impuissance de l’État.
1.3 Difficulté chronique des gouvernements à maintenir la sécurité
L’un des facteurs les plus importants dans l’essor des groupes armés au Sahel réside dans la persistante difficulté des États à répondre aux besoins de leurs citoyens et à maintenir la sécurité dans des zones éloignées du centre du pouvoir. Dans des pays comme le Mali, le Niger ou le Burkina Faso, les États fragiles ont vu leur légitimité s’éroder face à un manque de services publics, à la corruption et à l’insuffisante capacité de fournir une protection adéquate à leurs populations. En conséquence, ces gouvernements sont de plus en plus perçus comme incompétents, ouvrant ainsi la voie à des alternatives violentes proposées par des groupes terroristes qui exploitent ce vide de pouvoir (Bøås & Dunn, 2013).
2. Les stratégies des groupes armés et la gouvernance alternative
Les groupes terroristes comme AQMI, le GSIM et l’EIGS ont mis en place des stratégies de gouvernance alternative qui ont séduit une partie de la population locale. Ces groupes se sont souvent implantés dans des zones où l’État est absent ou sa présence est faible, comme dans le Nord du Mali ou les régions frontalières entre le Mali, le Niger et le Burkina Faso. Selon Vogel (2020), ils proposent non seulement une protection physique, mais aussi une justice locale fondée sur la loi islamique (la charia), qu’ils présentent comme un substitut plus efficace et juste à l’administration étatique, perçue comme corrompue et inefficace. Les populations locales, désillusionnées par l’État, sont parfois enclines à accepter ces nouvelles formes de gouvernance, même si elles sont imposées par la violence.
Les groupes terroristes jouent également sur des slogans idéologiques qui attirent les jeunes en quête de sens et de reconnaissance. Ils mettent en avant des discours religieux qui promeuvent un retour à l’authenticité et à une lutte contre l’impérialisme occidental. Ce narratif trouve un écho auprès de ceux qui se sentent exclus et abandonnés par les pouvoirs en place et par la communauté internationale (Mackinlay, 2009).
2.1. Prolifération des armes et géopolitique de l’instabilité
Une autre dimension importante de l’essor des groupes armés au Sahel est la prolifération des armes légères dans la région. Depuis la chute du régime de Kadhafi en Libye en 2011, la région a été inondée par un flot massif d’armes qui ont facilité l’armement des groupes terroristes. Les frontières poreuses entre les États du Sahel, notamment dans des régions comme le Liptako-Gourma, permettent la circulation libre de combattants, d’armements et de financements (Lacher, 2017). Cette transnationalité des groupes terroristes rend les efforts de sécurisation des frontières particulièrement complexes et inefficaces.
2.2. Géopolitique de l’instabilité
La géopolitique de la région, marquée par des conflits inter-étatiques et une absence de coopération régionale efficace, alimente également l’instabilité. Par exemple, les divergences entre les puissances internationales sur la manière de traiter le problème du terrorisme au Sahel, ainsi que la concurrence pour les ressources naturelles, contribuent à maintenir la région dans une situation de vulnérabilité. De plus, l’instabilité persistante de pays voisins comme la Libye et le Soudan continue de fournir un terrain propice à l’épanouissement de ces groupes (Boukhars, 2021).
3. Les impacts locaux et internationaux de l’essor des groupes terroristes
L’impact de la montée en puissance des groupes terroristes au Sahel est multidimensionnel et ne se limite pas aux frontières nationales.
3.1. Au niveau local
La montée de la violence a entraîné des déracinements massifs de populations et exacerbé les crises humanitaires, avec des millions de personnes forcées de fuir leurs foyers et de vivre dans des conditions précaires dans des camps de réfugiés (Human Rights Watch, 2019).
Crises humanitaires et déplacements forcés
La violence djihadiste s’est traduite par une explosion du nombre de déplacés internes et de réfugiés. Selon les données les plus récentes du HCR et de l’OCHA, plus de 5 millions de personnes ont été déplacées dans le Sahel central (Burkina Faso, Mali, Niger) depuis 2019, un chiffre en constante augmentation. Les attaques contre les civils, les massacres, les violences basées sur le genre et les menaces contre les villages contraignent des populations entières à fuir, souvent à plusieurs reprises. Ces mouvements massifs accentuent la pression sur les zones d’accueil, souvent elles-mêmes vulnérables, et rendent difficile l’accès à l’aide humanitaire.
Effondrement des services de base
Dans les zones sous contrôle ou sous influence des groupes armés, les infrastructures étatiques sont souvent attaquées, abandonnées ou détournées. Les écoles ferment par centaines, les centres de santé deviennent inaccessibles ou sont pillés, et les fonctionnaires (enseignants, agents de santé, administrateurs) fuient les zones rurales. Par exemple, au Burkina Faso, plus de 6 000 écoles étaient fermées ou non fonctionnelles en 2024, privant des centaines de milliers d’enfants d’un accès à l’éducation (Unicef, 2024). Cela favorise à long terme un cycle d’analphabétisme, de pauvreté et de vulnérabilité à la radicalisation.
Économie locale en ruine
Les activités économiques traditionnelles – agriculture, pastoralisme, commerce transfrontalier – sont gravement perturbées. Les groupes terroristes imposent parfois des taxes illégales (zakat), limitent la circulation, ou interdisent certains marchés, asphyxiant ainsi les économies locales. Dans certaines régions, l’insécurité empêche les semis ou les récoltes, aggravant l’insécurité alimentaire. Les routes commerciales stratégiques sont ciblées pour des embuscades ou des contrôles, ce qui freine les échanges et entraîne une hausse des prix des produits de première nécessité.
Fragmentation sociale et tensions communautaires
Les groupes terroristes exploitent les tensions ethniques, économiques et sociales pour étendre leur influence. Ils manipulent certains conflits locaux, notamment autour de la gestion des ressources naturelles (eau, pâturages), pour recruter ou diviser les communautés. Cela a entraîné une recrudescence des conflits intercommunautaires, notamment entre agriculteurs et éleveurs, et favorisé l’émergence de milices d’autodéfense, ce qui complexifie davantage le paysage sécuritaire.
Érosion de la confiance envers l’État
Dans les zones où l’État est absent ou perçu comme répressif, les populations locales peuvent se tourner vers les groupes armés, non par adhésion idéologique, mais par nécessité ou opportunisme. Ces groupes peuvent parfois offrir une forme de « justice » locale, un semblant de sécurité ou des services là où l’État est défaillant. Cette réalité fragilise encore davantage la légitimité des institutions étatiques et alimente un cercle vicieux de méfiance et de marginalisation.
3.2. Au plan international
L’expansion du terrorisme au Sahel dépasse largement les frontières de la région, affectant directement la sécurité, la stabilité politique, les dynamiques migratoires et les intérêts géostratégiques des acteurs internationaux. Cette régionalisation, voire internationalisation, du conflit sahélien génère des répercussions majeures sur plusieurs plans.
Une menace croissante pour la sécurité internationale
Les groupes terroristes sahéliens, en particulier le GSIM (affilié à Al-Qaïda) et l’EIGS (affilié à l’État islamique), ont progressivement élargi leur champ d’action au-delà du Mali, du Burkina Faso et du Niger. Depuis 2021, des attaques sont régulièrement enregistrées au nord du Bénin, au Togo, en Côte d’Ivoire et même au Ghana, faisant craindre une contagion terroriste vers les pays du golfe de Guinée (Raineri, 2023 ; ISS Africa, 2024). Ce basculement alarme les gouvernements de la sous-région et les partenaires internationaux, notamment l’Union européenne et les États-Unis, qui y voient un nouveau front de la lutte contre le terrorisme global.
De plus, ces groupes continuent de renforcer leurs liens transnationaux, en particulier avec d’autres branches d’Al-Qaïda ou de l’État islamique dans le nord de l’Afrique, en Libye et même parfois jusqu’en Syrie. Cela accentue le risque de constitution de sanctuaires terroristes, semblables à ceux observés dans d’autres zones de conflit, susceptibles d’accueillir des combattants étrangers ou de servir de base logistique pour des attaques hors du continent africain.
Perturbation des dynamiques migratoires et pressions sur l’Europe
L’instabilité persistante dans la bande sahélienne alimente les flux migratoires vers l’Afrique du Nord et, in fine, vers l’Europe. Le lien entre insécurité et migrations forcées est bien documenté par des organisations comme l’OIM (Organisation internationale pour les migrations) et le HCR. Nombreux sont les déplacés internes ou réfugiés qui, n’ayant plus de perspectives dans leur pays d’origine, tentent la traversée du désert, souvent aux mains de passeurs, pour atteindre la Méditerranée.
Ainsi, les politiques européennes de gestion des migrations sont directement impactées par la situation sécuritaire au Sahel, ce qui explique en partie l’engagement de l’Union européenne à travers des initiatives comme le Partenariat pour la sécurité et la stabilité au Sahel (P3S) ou le Fonds fiduciaire d’urgence pour l’Afrique (EUTF). Ces programmes visent à « traiter les causes profondes » de la migration irrégulière, mais sont critiqués pour leur approche parfois trop sécuritaire au détriment du développement à long terme (Lebovich, 2022).
Défis pour les interventions multilatérales et la coopération internationale
L’essor du terrorisme au Sahel a mis à rude épreuve les mécanismes traditionnels d’intervention internationale. L’échec relatif de certaines missions comme la MINUSMA au Mali, contrainte de se retirer en 2023 à la demande du pouvoir militaire malien, illustre les limites du multilatéralisme onusien face à des contextes d’insécurité hybride et de souverainisme croissant.
Par ailleurs, la fin de l’opération Barkhane en 2022, menée par la France, puis le repositionnement des forces françaises dans les pays côtiers, témoignent d’un changement de paradigme dans la gestion des menaces transnationales. Ces retraits sont souvent interprétés comme une perte d’influence occidentale, laissant le champ libre à d’autres puissances, notamment la Russie à travers le groupe Wagner, qui a gagné du terrain dans plusieurs pays de la région (Galy, 2023).
Aussi, le Sahel devient-il un terrain de rivalités géopolitiques : Russie, Chine, Turquie, pays du Golfe et puissances occidentales y mènent des politiques d’influence concurrentes, transformant la crise sécuritaire en enjeu stratégique global.
Risques économiques et sécuritaires pour les partenaires étrangers
L’instabilité au Sahel affecte également les intérêts économiques de nombreux pays étrangers. Les compagnies minières (notamment françaises, canadiennes, russes et chinoises) présentes dans la région, notamment dans l’exploitation de l’or, de l’uranium ou du lithium, sont régulièrement ciblées par des attaques ou menacées par les groupes terroristes. L’exemple du Niger, important producteur d’uranium, est particulièrement significatif : l’attaque des convois, le sabotage des infrastructures ou la menace sur les zones d’extraction peuvent avoir des répercussions sur les chaînes d’approvisionnement énergétiques (ICG, 2023).
Remise en cause de la gouvernance globale de la sécurité
Enfin, l’essor du terrorisme sahélien met en évidence l’échec partiel des approches exclusivement militarisées ou centralisées sur la « guerre contre le terrorisme ». De nombreuses analyses académiques et rapports internationaux appellent désormais à un changement de paradigme, privilégiant les approches intégrées, fondées sur le développement local, la réconciliation communautaire, la justice sociale et l’inclusion politique (Boutellis & Williams, 2023).
Conclusion : Réponses internationales et nécessité de solutions durables
Face à la spirale de violence qui déchire le Sahel, il est aujourd’hui clair que la réponse ne peut plus être exclusivement militaire. Après des années d’opérations armées, de stratégies de « lutte contre le terrorisme » et de partenariats sécuritaires, les résultats demeurent limités, parfois même contre-productifs. Les groupes armés continuent de gagner du terrain, les États se fragilisent, et les populations sombrent dans la méfiance, la peur ou l’exil.
Pour sortir de cette impasse, il est impératif de repenser les réponses internationales à la lumière des réalités locales. Comme le souligne Olivier Roy (2017), il ne suffit pas d’abattre les combattants : il faut tarir les sources mêmes de la radicalisation, c’est-à-dire les fractures sociales, l’exclusion, l’humiliation, et le vide institutionnel. Cela suppose de reconstruire, à long terme, des États capables de protéger, d’écouter et de représenter leurs citoyens, y compris dans les zones les plus marginalisées.
Mais la légitimité étatique ne se décrète pas : elle se gagne sur le terrain, dans les villages, les écoles, les marchés, à travers une présence publique respectueuse, juste et efficace. Des programmes de développement local, de dialogue intercommunautaire, d’accès à l’éducation, et de résilience économique sont des piliers essentiels pour offrir des alternatives concrètes à la jeunesse, aujourd’hui trop souvent livrée au désespoir ou aux récits violents.
Il est aussi crucial de redonner aux sociétés sahéliennes leur capacité d’agir face aux chocs : climatiques, économiques, identitaires. Promouvoir la justice, la cohésion sociale et le respect des droits humains n’est pas un luxe humanitaire, mais une stratégie de sécurité à part entière, souvent plus efficace et durable que les interventions armées.
En somme, l’avenir du Sahel ne se joue pas seulement sur les champs de bataille, mais aussi dans les esprits, les institutions et les relations sociales. Il exige une vision politique globale, fondée sur la compréhension fine des dynamiques locales et sur un partenariat véritablement équitable avec les acteurs africains. Faute de cela, les efforts internationaux risquent de continuer à courir derrière un ennemi qui, lui, a su s’adapter aux failles d’un système à bout de souffle.
Dr. Mahamadou Konate
Coordinateur de la recherche
1er septembre 2025